La Pierre qui croule

Au milieu du XIXe siècle, la « pierre qui croule » d'Uchon, galet de granit de huit mètres de large et de 2 mètres 30 de haut, pesant plus de 20 tonnes et situé à l'orée du bois d'Escrots, jouissait jadis d'une propriété curieuse, celle d'osciller du nord au sud à la moindre pression. C'était mystérieux et divertissant. Les savants expliquaient déjà prosaïquement le phénomène : la « pierre qui croule » et son support, appartenant à la catégorie des granits porphyroïdes tendant à se décomposer, les parties exposées aux intempéries, depuis des siècles, s'effritèrent peu à peu. Seuls, les points de contact échappant à cette décomposition, formèrent un pivot naturel qui, par sa position légèrement oblique, permettait un déplacement facile du centre de gravité.
Mais pour les habitants, la « pierre qui croule » était auréolée de surnaturel. Les anciens, paraît-il, la consultaient comme un oracle, et leurs descendants, vigilants gardiens des traditions ancestrales, la prenaient encore pour arbitre. Seulement, par une singularité de leur nature, ils l'avaient transformée en juge spécialiste de la fidélité conjugale. Quelque mari jaloux concevait-il des doutes sur la sagesse de son épouse ? Il l'amenait de gré ou de force à la « pierre qui croule ». Et là, de son doigt tremblant, l'inculpée devait mettre le juge en mouvement. Le nombre des oscillations fixait, sans erreur possible, le soupçonneux conjoint sur son bonheur ou son infortune.
Que de drames, que de comédies se jouèrent à l'ombre du rocher ! Les bonnes langues disent même que certaines villageoises à l'âme inquiète venaient en cachette s'exercer à risquer l'épreuve. Néanmoins, la « pierre qui croule » était la terreur des petites Morvandelles à tête folle, la bête noire aussi de tous les coqs de village. Une longue rancune s'amassait contre elle et devait, tôt ou tard, causer sa perte.
C 'est en l'année 1869 que l'événement survint. Mortifiés par les méfaits de la pierre, naïvement curieux, surtout, d'en connaître le secret, les gars du pays, par un beau matin, s'acheminèrent au bois d'Escrots avec des cordes, une paire de bœufs et des leviers solides. Ils arrivent, lient étroitement le roc et attellent les bœufs à la corde. Puis, les leviers posés, l'attaque commence dans un effort combiné de pesées et de tractions. Comme surprise d'abord, la pierre vacille désespérément, mais résiste, Et c'est en vain que, tendue par les bœufs, la corde grince ; c'est en vain que les hommes halètent dans une poussée rageuse, le
bloc les nargue et paraît inébranlable.
Alors les assaillants se piquent au jeu. On court chercher du renfort, l'attelage est doublé, l'assaut recommence furieux. Cette fois, la pierre, lasse de tant d'affronts, après une oscillation suprême, quitte son pivot, se déplace de quelques pouces et se condamne pour toujours à l'immobilité. Ce fut tout ! Une bande de niais venait, en une heure, de détruire l'œuvre patiente des siècles. A présent, rien n'est changé. Le roc est toujours là, énorme sur son socle de granit. Mais, ne l'interrogez plus, son âme est absente. Absente ? En est-on sûr ? Arc-boutez-vous contre la pierre ; imprimez-lui une secousse et vous la sentirez tressaillir. Un rien, peut-être lui rendrait la vie, et quelque puissant vérin, prudemment secondé par des coins mis à propos, suffirait sans doute à rétablir l'oracle.

Aucun commentaire: